Chronique 14-18 : Un document unique sur la déportation des chômeurs bruxellois en 1917

1 dessin de Louis Ramaekers in Belgique et guerre p 180Les nombreuses offensives sur les divers fronts entraînèrent dans les rangs allemands de terribles hécatombes qui finirent par avoir raison petit à petit des réserves en hommes. Il fallut donc qu'un nombre de plus en plus important d'ouvriers allemands qualifiés rejoigne les champs de bataille. Devant la nécessité absolue de poursuivre la production industrielle de guerre, l'économie allemande aura donc un besoin impératif de main d'œuvre. Elle recherchera à recruter celle-ci dans notre pays occupé, mais le travail volontaire ne fait pas recette ; les autorités allemandes vont alors décréter à partir d'octobre 1916 dans les zones d'opération (Operationgebiet : la zone de front) et d'étapes (Etappengebiet : les provinces de Flandre occidentale et orientale) la déportation et la mise au travail obligatoire d'ouvriers-chômeurs, malgré les vives protestations d'autorités nationales et des responsables communaux locaux. Au niveau du Gouvernement général, à partir du 26 octobre 1916, Moritz von Bissing suivit les injonctions du chef d'Etat-major von Hindenburg et 58.000 ouvriers de cette partie du pays connaîtront ce sort jusqu'en mars 1917, date à laquelle ils purent rentrer chez eux. Dans le cas de Bruxelles et de son agglomération, 1348 Bruxellois seront déportés entre le 20 et le 27 janvier 1917. 

En écho à ces faits nous vous livrons deux témoignages

Celui de Paul Max, cousin du bourgmestre Adolphe Max :
« 20 janvier 1917 - Ce matin, sont partis les premiers ouvriers-chômeurs de Bruxelles, c'est à Anderlecht surtout que les convocations ont été envoyées : à huit heures (allemandes) ce matin, les ouvriers convoqués devaient être à la gare du Midi. Il y avait foule autour de la gare et des uhlans renforçaient la Polizei ; il y a eu, paraît-il des huées, des sifflets, des bousculades et on dit que 300 ouvriers-chômeurs ont été embarqués pour l'Allemagne. Les convocations continuent pour de prochains départs ». in MAJERUS B et SOUPART S., Journal de guerre de Paul Max.Notes d'un Bruxellois pendant l'occupation (1914-1918), Bruxelles, Archives de la Ville de Bruxelles, Fontes Bruxellae, 2006,p.109.

Celui du journaliste George Garnir : « Samedi 20 janvier 1917. – Les convocations suivantes ont été adressées par la Kommandantur aux chômeurs ou prétendus chômeurs de Bruxelles et des faubourgs : Vous êtes convoqué de vous trouver le ..... janvier 1917 à 8 heures du matin, dans la gare du Midi (entrée par la rue pavée). Au cas où vous ne donneriez pas suite à la présente convocation, vous seriez expédié immédiatement par contrainte, en outre, passible d'une peine d'emprisonnement de 3 mois au plus et d'une amende pouvant atteindre 1,000 marks.Comme il se peut que vous soyez envoyé à un lieu de travail, et que, dans ce cas, vous n'auriez pas l'occasion d'entrer en relation avec les membres de votre famille, il vous est recommandé de vous munir d'un couvert, d'habillement d'hiver, de linge et de bonnes chaussures. Quiconque souscrit un contrat au bureau de l'industrie, 54 rue Marie-Thérèse, ou du travail en Allemagne ou en Belgique, offert à des très conditions avantageuses, est exempté de se présenter à la gare. La présente convocation est à apporter. Tous les matins, des centaines d'avis sont remis à domicile et à des personnes nommées. Une bonne moitié des invités répondent à l'invitation. Quarante pour cent d'entre eux sont illico dirigés sur l'Allemagne. La gare du Midi est entourée de troupes et, pendant que s'accomplit la razzia, des uhlans font patrouille, la lance au poing, dans les rues avoisinantes. L'administration communale remet à chaque chômeur un baluchon avec des vivres, des objets de couchage et une somme de 10 marks. Les enlèvements se font surtout dans la classe ouvrière où la terreur règne ». in GARNIR G : Pourquoi1-Enregistrement de  chômeurs à St Gilles en 1915 in 1914 1915 Illustré septembre n55 coll CHBEnregistrement de chômeurs
à St Gilles en 1915 in 1914 1915
Illustré septembre n55 coll CHB
Pas ? Pendant l'occupation par un des trois moustiquaires, La Vie Bruxelloise de 1914 à 1918
, Bruxelles, L'Expansion Belge, s.d., p.152

En rapport avec ces faits, nous avons le plaisir de vous donner ici un document unique et exclusif sur le sujet grâce à l'amabilité de Nicolas Luppens, petit-fils de l'intéressé, qui l'a dactylographié et qui nous a permis de le reproduire. Il s'agit de la lettre manuscrite de Dufour Louis Jean ,17 ans, né à Bruxelles le 12 juin 1899, demeurant rue Haute 369 à Bruxelles :

« Convoqué le mardi 23 janvier 1917 à 12 h pour me retrouver le mercredi 24 courant à 7h du matin avec bagages à la gare du midi, malgré mes certificats et que je suis un non chômeur, je suis déporté pour l'Allemagne. Des officiers me demandent de travailler dans leurs usines, je refuse et ils me mènent là où un comité belge est établi dans la gare et on me donne (10 marks, un pain, 250 grammes de saucisse, une chemise, un caleçon, une écharpe, une paire de chaussettes et une paire de guêtres) je m'embarque dans un train avec quelques camarades. Vers l1h du matin le train part aux cris de « Vive le comité! Vive la Belgique! A mort aux Allemands! Pas signer!
Nous prenons la ligne de Grande ceinture, passons par Anderlecht et sommes acclamés par une foule immense. Nous arrivons à Louvain vers lh de l'après-midi et restons stationnés jusqu'à 5h puis nous repartons toujours en chantant la Brabançonne et arrivons vers 7h à Landen où nous recevons de la soupe et du café dans une baraque, nous repartons et stationnons nous ne savons où et les gens arrivent avec des seaux de bière, nous repartons et arrivons en gare de Liège vers 10h du soir où nous restons encore 2h toujours dans les wagons sans chauffage. Nous reprenons la route et à moitié gelés nous descendons dans une baraque à Aix-la-Chapelle vers 3h du matin où nous recevons de la soupe immangeable.
Nous repartons vers 5h du matin et roulons jusqu'à l l h du soir (dans les wagons toujours pas de chauffage) pour arriver à la gare de Münster ayant passé par Cologne et Düsseldorf. Nous sommes restés trois jours et trois nuits dans le train, gelés, car on avait cassé toutes les ouvertures. De là nous sommes mis en rangs de 4 hommes et le cortège se met en route à travers la neige et arrivés enfin à minuit au camp de Münster Lager II .Rennbahn. Bloc 4. Baraque 9. Westphalie Allemagne, nous sommes mis dans des baraques situées en plein champs. Nous recevons une gamelle de thé, demandons quelques renseignements aux Wallons qui nous disent «Nous recevons assez pour ne pas crever de faim ! ». Enfin nous allons nous coucher sans dormir bien entendu.
Vers 6 h du matin nous choisissons un chef de chambre, à7h30 un sous-officier fait l'appel des prisonniers à la cour devant la baraque, après l'appel le chef de chambre et les hommes de corvée vont chercher le café et le pain. Un pain coupé pour 10 hommes pour toute la journée, à midi nous recevons une louche de soupe aux betteraves qu on ne pouvait même pas sentir et que les Wallons viennent nous mendier et que nous donnons puisque nous avons encore du manger de la maison. A 3h une louche de thé et à 5h30 un nouvel appel des hommes et à 6h du soir encore une louche de soupe aux betteraves et avec ça, bonsoir les aminges, moi et quelques amis nous passons la nuit près du feu, les larmes aux yeux en pensant à notre famille et notre bonne ville natale de Bruxelles.
Le lendemain samedi 27 courant vers 10h du matin nous passons la visite du docteur et sommes tous vaccinés, après un sous-officier vient prendre notre nom. L'après-midi nous passons aux douches et aux désinfections, le soir nous sommes désignés, 60 hommes pour partir le lendemain matin dimanche 28 nous ne savons où.
Le lendemain 10 h du matin nous partons du camp en faisant nos adieux aux amis et soldats alliés. Enfin nous prenons le train en gare de Münster vers midi, arrivons à Cologne vers 5h du soir où l'on nous fait descendre dans le restaurant de la gare et nous recevons un peu de soupe d'orge pelé, choucroute et viande, nous reprenons le train toujours sans savoir pour quelle destination et sans chauffage dans les wagons, nous étions regelés. Nous arrivons en gare de Coblentz vers 11h du soir, de nouveau nous descendons dans le restaurant de la gare où nous recevons une ration de pain, un boudin blanc et du café, nous couchons la nuit sur les bancs et le matin nous recevons encore une ration de pain et de la viande, nous étions entraînés ! Nous quittons Coblentz vers 6h du matin et faisons le bord du Rhin et de la Moselle. Arrivons à Trier vers 1 h de l'après-midi. Nous achetons une assiette de soupe et repartons. Arrivons à Diedenhofen vers 3h où nous restons stationnés jusqu'à 7h du soir. Nous arrivons enfin à 8h à Ueckingen (AIsace-Lorraine) le lundi 29 janvier 1917. Nous sortons de la gare, marchons 5 minutes et on nous fait entrer dans une saloperie de café dégoûtant à voir, c'était not' restaurant. Ayant servi les 60 gamelles de cochonnerie (soupe !), nous avions juré de ne jamais manger leurs rutabagas de cochons. La patronne nous riant au nez nous répondit « je vous l'apprendrai moi, à la manger !», alors commençait le martyre des exilés. Vers 9 h nous quittons ce café avec des nouvelles sentinelles et après une demi-heure de marche nous arrivons devant une maison isolée, entourée de fils barbelés, en face de la Moselle, on nous y fait entrer. Les fenêtres y avait plus de carreau, le charbon nous restait inconnu, enfin un sac de sciure de bois nous est donné et 2 maigres couvertures pour coucher sur les planches à 22h dans une chambre de 4 M² et pas oublier que l'eau coule des murs et que nous sommes au mois de janvier.
Le lendemain mardi 30 courant nous recevons 500 gr. de pain pour 3 jours, à midi une louche de soupe aux betteraves que nous refusons. A 6 h du soir de nouveau le même spectacle, nous nous couchons. Le lendemain mercredi 31 janvier, même chose, mais pas oublier qu'on n'avait plus de pain puisque nous avions mangé nos 500 gr. pour 3 jours d'un seul coup. A midi louche de soupe aux betteraves, nous commençons à rouspéter et ils nous promettent de la viande, des patates et du pain, mais ils nous donnent aux uns une pioche aux autres une pelle et trois contremaîtres alsaciens nous emmènent à 18 km de Metz pour travailler des tranchées. Les 60 hommes refusent le travail, font demi-tour et laissent pelles, pioches et contremaîtres en plan. Le lendemain les contremaîtres viennent nous chercher disant qu'ils nous emmènent manger au café, ils veulent prendre la route du travail, nous faisons tous demi-tour alors commencent les bagarres avec les chefs dont nous sortons vainqueurs et retournons à la baraque où alors nous restons 14 jours avec demi-ration à manger. Puis un officier vient faire des belles promesses pour ceux qui veulent travailler, 8 lâches d'entre nous acceptent les conditions et vont au travail. Nous autres sommes mis dans une espèce de souterrain sans manger, sauf une dizaine de réformés malades qui restent dans la baraque. Nous ne pouvons pas nous bouger pour nous réchauffer, il gèle ! toutes les heures les postes changent, les garçons les plus faibles tombent évanouis, nous sommes là attendant notre tour ! c'était pénible puisque demandant du secours aux sentinelles, ils nous répondent « que nous sommes là pour crever ». Enfin nous sortons de ces barbares disciplines et nous recevons un peu de charbon le soir pour nous remettre un peu car le lendemain les officiers de la Kommandantur viennent nous demander « le travail ou la mort », demande à laquelle nous répondons « la mort».
Un jour après les garçons commencent à se laisser aller, encore une dizaine, 5, 4 etc ... qui acceptent le travail. Le lendemain à 5 h nous nous levons, allons au café, nous recevons une gamelle de café de glandes et 150 gr. de pain pour toute la journée et avec ça mes amis, en route pour la besogne. Arrivons vers 7 h au chantier, recevons pelles et pioches et devons décharger les wagons aux engueulades de « laus !laus! op, op, zwein » A midi encore une louche de soupe et de nouveau au travail jusqu'à 6h30 du soir, encore une louche de

[texte lacunaire..... il manque ici une ou plusieurs pages]

...... réformé malades après avoir encore souffert 2 semaines, un soldat français vient nous annoncer le départ le mercredi à 1h de l'après-midi et après avoir fait les adieux aux camarades, en route ! mais cette fois-ci pour notre cher Bruxelles depuis deux mois quitté. Nous prenons le train en gare de Münster vers 2 h cette fois-ci bien ravitaillés par un comité belge à Liège et arrivons enfin à Bruxelles en gare du Nord à 8h30 du soir. J'en suis revenu vieilli, maigri et barbu !

DUFOUR Louis, Jean

 

Retourus des chômeurum

1er couplet

Un jour l'Allemagne avid' de travailleurs
Dans la petit' Belgique prit tous les chômeurs
Et les envoya, là-bas sans façon
Afin d' travailler au pays teuton... !

Refrain
Obligus à signum
Sur plaçus, poireautum
Paquetus,préparum
Hivernus, gelarum
Wagonibus à bestiarum... !

2ème couplet

Jeun's gens et vieillards furent convoqués
Même les malades furent embarqués
Sans s'préoccuper d'leurs certificats
On les empaqu'tait, en wagon en tas

Refrain
En routus, le trainum
A Liègus, arrêtum
En pannus, tunnelum
Les pauvrus, chômeurum
Deux jouribus, sans mangearum....... !

3ème couplet

Aussi,m'sieurs et dames en fait d'logement
On les a fourré dans des baraqu'ments
En pleine campagne, sur un paillasson
Les considérant pis que des cochons ..... !

Refrain
Verminus,rongéum
La galus,démangéum

FIN

« fin du document »

Commentaire : il ne nous a pas été possible de déterminer ce qu'est ce texte « Retourus des chômeurum » qui suit le texte de la lettre de Dufour Louis : poème composé par l'auteur ? , chant inventé composé par le groupe ou par d'autres chômeurs-ouvriers ? Nous ne le saurons jamais, mais malgré cela ce texte reste à nos yeux d'un grand intérêt comme document et témoignage d'époque.

1-première page_originale_de_la_lettre-003  1-photo de Dufour Louis en 1919

 

 

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