Poursuivons notre voyage à travers les spécialités bruxelloises en nous tournant cette fois vers les fromages, une particularité belge mais aussi bruxelloise.
Le fromage de Bruxelles
Quel est le point commun entre l'odorant cube ocré de Herve et le fromage de Bruxelles à l’aspect extérieur vitreux ? Ils dégagent tous deux, une odeur, un fumet fort jusqu’à saturation de l’atmosphère. Le fromage de Bruxelles, que nous appelons " ettekeis " ou " hettekeis", doit son nom à une corruption populaire des mots " hard " (dur) et " kaas" (fromage). Cependant faut-il comprendre dans le sens " fromage dur », alors qu'il se présente sous un aspect plutôt mou, ou mieux dans celui de " saveur prononcée et enveloppante " ? L’ettekeis provient de la manipulation et du séchage du fromage blanc ou " plattekeis ", de bonne qualité, bien gras et bien luisant - produit du lait dans lequel on a laissé macérer une matière fermentante. Il est ensuite malaxé avec des kilos de sel. La préparation contient 6% de sel, soit le double de la normale, mais 0% de graisse, du moins aux dires du fabricant. Le fromage de Bruxelles est un enfant du Payottenland, région située au sud-ouest de Bruxelles. Sa production concerne plus particulièrement les communes de Leeuw-St-Pierre, Halle, Beersel, Drogenbos, Herne ou Pepingen. Les spécialistes sont d’accord pour reconnaître que sa fabrication par les paysans a commencé au XVe siècle. A cette époque, les cens et fermages (taxes) se payaient en partie en fromages locaux. Ce fromage a connu son apogée sur les marchés de la capitale au début du XIXe siècle.
Pour obtenir un goût plus moelleux et pour plaire aux touristes, les Bruxellois inventent le "pottekeis", subtil mélange, à parts égales, de fromage de Bruxelles (ettekeis) adouci par du fromage blanc (plattekeis), du lambic ou de la gueuze et avec des échalotes finement coupées.
Pour les amateurs de goûts nettement plus prononcés, il y a le "schepkeis ou scheuptekeis". Il présente d’étroites parentés avec l’ettekeis, bien que son goût soit plus fin et beaucoup plus prononcé. Son mode de fabrication donne son nom à ce fromage du terroir, car le caillé servant à sa fabrication est versé par couches successives (environ quatre dans un moule), d’où " schep " = louche et " scheppen " = puiser. Le schepkeis réclame, d’après les amateurs, un palais blindé ; à côté de lui, l’ettekeis fait figure de parent pauvre, du moins pour la puissance du goût. Christian Souris écrit qu'avant la guerre de 1914-1918 l’affineur de fromages brabançons, pour acheter des boulettes de caillé séché, opérait une sévère sélection de la manière suivante : elle consistait à donner quelques coups sur les boulettes. Celles qui sonnaient creux étaient payées moins cher et réservées exclusivement à la fabrication de l’ettekeis. Ce son creux résulte d’une température ambiante trop élevée qui sèche les différentes couches de caillé. Alors elles se séparent et le fromage mature se morcelle lors du découpage. C’est pour cette raison que l’on ne fabrique pas de schepkeis pendant l’été.
Georges Lebouc traduit "schepkeis" par "fromage de curé", mais il écrit tout ignorer de ce fromage. Cependant dans les années 1930, Christian Souris écrit dans le Pourquoi Pas du 22/01/1981 qu'on fabriquait dans les fermes brabançonnes, un fromage appelé "pastoors-keis", résultat du procédé suivant : après enlèvement de la crème du lait et caillage, on plaçait la caillebotte non pressée dans des formes sphériques en osier qui permettaient, par retournement, de façonner des sortes de boulettes. Après salage, on laissait ces boulettes sécher à l’extérieur dans des caisses en lattis accrochées aux murs des façades des maisons. Lorsque lesdites boulettes étaient devenues dures comme de la pierre et bien crevassées, on les immergeait régulièrement dans un bain d’eau tiède et salée. Après trois ou quatre mois de ce traitement, le fromage redevenait doux et graisseux et, de la sorte, propre à la consommation. Ce procédé permettait de conserver jusqu’en hiver - lorsque la production de lait était de loin insuffisante - les fromages fabriqués pendant les mois d’été.
Au début du XXe siècle, le marché aux fromages se tenait, à Bruxelles, le vendredi de chaque semaine autour du bâtiment central de la place Saint-Géry. Jadis les fromages de la région bruxelloise étaient présentés étalés sur des feuilles de choux.
Les fromages du type « fromages blancs » se consomment avec des radis, des "ramonaches" en jargon marollien, des oignons et/ou du raifort. La chanson « Ramonache » a été un grand succès sur les scènes bruxelloises ; interprétée par Esther Deltenre (artiste de revue née rue des Vers/Pieremans), voici son refrain : " Ramonache, c’est la banane de not’ pays, Ramonache c’est beaucoup mieux que des radis, Ramonache, Ramonache, avec du plattekeis très flache. Ramonache, qu’il fasse beau ou bien qu’il drache, Ramonache chez Moeder Lambic en été, Ramonache sur toi on aime de profiter, O Ramonache, faut qu'on le dise et qu'on le sache, Ramonache, je t’aime quand j’te mâche !" (sur l’air de " Ramona, j’ai fait un rêve merveilleux").
François Samin, documentaliste bruxellois