Il s’agit de la traduction directe et littérale de l’expression française : l’affaire est dans la sac. Le lecteur francophone s’étonnera peut-être de l’orthographe « sakosj » au lieu de « sacoche », mais le son /ch/ en néerlandais est effectivement rendu par le digramme ou la graphie –sj. Mais de quel sac s’agit-il ? Pas de celui de la ménagère partant faire ses courses, bien entendu, mais bien de celui d’une affaire de justice.
Le sac à procès, une coutume remontant au XIVe siècle (au minimum)
Un sac à procès est un sac en toile de jute, de chanvre ou en cuir qui était utilisé sous l'Ancien Régime, lors des affaires judiciaires, pour contenir tous les éléments du dossier à des fins d'archivage. Il contenait des dépositions et requêtes, des copies des pièces, signées des procureurs et des pièces à conviction.
Dans "L’Avocat de village" (Pieter Brueghel le Jeune, 1621), des sacs gonflés des pièces de procédure, identifiés par une étiquette cousue, sont pendus à des crochets derrière le bureau de l'avocat et du clerc.
Une fois l'affaire terminée, ces différentes pièces étaient rassemblées et suspendues dans le sac fixé par un crochet à un mur ou une poutre (d'où l'expression « une affaire pendante ») pour que les documents ne soient pas détruits par les rongeurs. Ces sacs étaient placés dans le cabinet de l'avocat ou les greffes de chaque juridiction.
L'expression « l'affaire est dans le sac » signifiait que le dossier judiciaire était prêt et que l'ensemble des pièces était archivé dans le sac scellé. Pour l'audience, le sac était descendu et le procureur (avocat) pouvait plaider devant la cour et « vider son sac » en sortant les pièces nécessaires à sa plaidoirie. L'avocat ou le procureur rusé qui savait bien exploiter toutes ces pièces est à l'origine de l'expression « avoir plus d’un tour dans son sac ».
La pièce de Racine intitulée Les Plaideurs (1668) s'ouvre sur l'entrée de « Petit-Jean, traînant un gros sac de procès ».
Un sac à procès de 1523
Le sac présenté a été conservé dans les archives du procureur général de Brabant. Il referme les pièces d’une affaire de 1523. Son étiquette porte une double inscription. La première, probablement d'époque, est en cursive du début du XVIe siècle: « Godefroid mostinck impetrant tegen die scepenen van halsenberghe en Rode gedaighde». La seconde, en écriture du XVIIIe siècle, «Godefroid en Colardt Mostinck contra Die Schepenen van Alsenberghe. Gedecideerd 11 Julio 1523», témoigne d’un reclassement postérieur des archives du procureur général. À l'intérieur figurent sept documents datés d’avril à juin 1523, dont un inventaire des pièces.
Quel était l’objet du procès ? Suite au décès de Claes Mostinckx naquit un conflit entre ses héritiers et un certain Matthijs Oth (Otten), porté devant les échevins du banc d’Alsemberg. Ceux-ci, avant de juger, ordonnèrent le 29 avril 1523 à chaque part de payer 6 florins du Rhin pour obtenir l’avis d’un maître en droit aux fins de mettre par leurs prétentions. En mai, Godefroid et Colart Mostinckx portèrent l'affaire devant Cour féodale de Brabant, chef de sens du banc d’Alsemberg. Le dossier se retrouva probablement dans les archives du procureur général, car en cas d’atteinte aux droits du souverain (ici la garantie de justice par le ban des échevins) ou de plainte des parties, l'office du Conseil de Brabant recevait les pièces. Le procureur général ne semble pas avoir poursuivi les échevins, ce qui expliquerait la conservation du dossier dans ses archives avec son sac d’origine. La justice d’Ancien Régime pratiquait peu la prescription et les procès pouvaient s’étaler sur plusieurs générations.
Le sac de procès d’Alsemberg de 1523 évoque plusieurs réalités de la justice quotidienne: la complexité et l'importance des conflits d’héritage dans la société des Pays-Bas habsbourgeois, le monopole progressif de la justice officielle (les échevins) sur la régulation des conflits entre parties, accompagné de l'obligation pour les juges de gore justice.
À la date où le sac aboutit dans les archives du procureur général, les Pays-Bas entraient de plain-pied dans ce processus de modernisation de la justice. Dès 1520, le je souverain Charles Quint et son entourage multiplièrent la législation contre les hérétiques (réformés), réorganisèrent l’administration centrale des Dix-Sept Provinces, enclenchèrent un processus de mise par écrit des coutumes dès 1531 et tentèrent de généraliser l'obligation de procéder en justice par écrit.
Enfin, l'appel à la justice supérieure, la Cour féodale de Brabant, dont relevait banc scabinal d’Alsemberg, et l'intervention du procureur général de Brabant, défenseur des intérêts du prince et garant de l’impartialité des juges locaux, mettent en évidence l'encadrement progressif des justices locales par les institutions supérieures et des agents du prince.
‘t ès in de sakosj et l’esprit bruxellois
Si la traduction littérale de cette expression est bien « l’affaire est dans le sac », comme détaillé plus haut, ce serait méconnaître l’esprit bruxellois de croire qu’un habitant de la Capitale se contente d’une explication aussi banale. Il s’agit en effet d’un magnifique exemple de la richesse linguistique (dialectale) et philosophique des Bruxellois. Si la langue française est réputée pour son côté volontiers littéraire et intellectuel, d’une part, et les idiomes germaniques, pour leurs aspects plus concrets, plus pragmatiques, l’esprit de finesse et de nuance qui émerge de la rencontre de ces deux approches civilisationnelles, offre aux Bruxellois la faculté de décrire des concepts très élaborés, riches en nuances, mais avec une rare concision dans l’énoncé. Il en est ainsi de « ‘t ès in de sakosj ! » qui signifie très exactement :
C’est comme si c’était fait, mais je dois encore le faire, parce que si c’était déjà fait je ne devrais plus le faire et alors je ne devrais plus m’en faire, alors que maintenant que je suis en chemin (de fer) pour le faire, avec entrain, sans encore le faire toutefois, mais sans le défaire non plus, je m’enferre dans une salle affaire dont je ne sais comment me défaire, bref je ne sais plus si c’est déjà fait, si je suis en train de le faire ou si c’est encore à faire, mais rassurez-vous tout finira bien !
Ceci n’empêcha pas, dans une affaire d'expropriation de nombreuses petites maisons (closes) lors de la construction de la CGER, un petit propriétaire d’attaquer en justice "pour perte de jouissance de son bien" !
Jean-Jacques DE GHEYNDT