Dormir à la corde : réalité ou affabulation ?

Daumier« Ceci n’existe qu’aux Marolles : le « café-logement ». Le plus connu de ces cabarets-dortoirs est « le Bossu » ‘Bij den Boelt', mais il en subsiste quelques autres… On peut y dormir jour et nuit, tant dans le café même (5F la nuit, la tête sur la table, avec défense de s’allonger sur les bancs) ou dans le dortoir de derrière (10 ou 15 F). Jadis, on dormait « à la corde » assis sur un banc, penché en avant sur une corde horizontale passant sous les bras. À 7 h., le patron détendait la corde pour éveiller tout le monde à la fois. »
Cet extrait de l’ouvrage Les Marolles, Bruxelles inconnu, un album de Klaus Besser, photos Günter Schubert, Pierre de Méyère éditeur, Bruxelles-Paris, 1967, texte de Jean d’Osta commente la photo de la vitrine de ce café-logement situé 134 rue Haute.
Cette fameuse corde pour dormir, que l’on lâchait le matin, a-t-elle existé ? J’en ai discuté plusieurs fois avec mon petit-cousin Nicolas Luppens (dit Nicky) [nos grands-mères respectives étaient sœurs]. Il s’est intéressé au sujet car le patron de l’établissement qui était réellement bossu (d’où le nom du café) s’appelait Joseph Tiscal (1867-1919) époux de Pétronille Hoenaerts (1861-1929). Ils étaient les arrières grands-parents maternels de Nicky. Ce dernier a consacré deux articles sur «dormir à la corde » (voir Pavé dans les Marolles n°2 et surtout le n°3 consultables sur internet). Dans le n°3, il cite un passage de l’ouvrage de Pol Postal, Estaminets des Marolles , édité en 1986 par le Cercle d’Histoire et d’Archéologie « Les Marolles » : « Au sujet du « Bossu », on parle assez souvent de la célèbre corde pour dormir et que le baes (patron) lâchait chaque matin pour réveiller brutalement les dormeurs. Certains, comme le peintre Roel d’Haese s’en souviennent fort bien, mais les Marolliens, qui ont dormi dans ces maisons, affirment que cette corde n’est qu’une fable. On dormait sur les tables, mais pas la tête sur une corde tendue comme oreiller !... ». Nicky cite également un passage de « Kazak », un livre de Jean Drève (1891-1965) paru en 1936 : « … et en face on dormait alors sur la corde pour 5 centimes. --Sur la corde ? – Oui, sur la corde. Il y avait dans la cave une corde tendue sur laquelle on s’appuyait pour dormir debout. Au matin, le patron décrochait un des bouts de la corde et tous les dormeurs roulaient par terre en tas… Mais je vous parle de l’ancien temps : ça n’existe plus ».
Nous sommes ici dans un de ces cas bien compliqués où la mémoire des uns s’oppose à l’opinion des autres. Aucun témoin direct ou preuve iconographique ne vient faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre. Lorsqu’on fait une recherche sur internet, on peut voir des illustrations non sourcées avec des pauvres types affalés sur des tables, mais comme l’écrit Nicky, « pas de trace de corde ». Nous les écartons d’office en bonne critique historique.
Pourtant le phénomène « dormir à la corde » a bien existé à Paris : on peut trouver cette expression dans le journal « Le Charivari » du 21/08/1853 et le Dictionnaire d’argot fin de siècle (1894) du lexicographe Charles Virmaître à la page 93 nous rapporte qu’il existait rue des Trois-Bornes [Paris 11eme arrondissement] un bouge où dans une unique salle était tendue une grosse corde terminée par deux forts anneaux qui la fixaient à chaque extrémité. Les clients, la plupart des vagabonds, payaient trois sous ce qui leur donnaient le droit de s’accroupir les bras sur la corde et de dormir. A cinq heures du matin, le patron du bouge sonnait le réveil en tapant avec un morceau de fer sur une vieille casserole ; si les dormeurs ne se levaient pas, alors le patron décrochait la corde et ils tombaient sur les dalles. Sur le plan iconographique, Honoré Daumier (1808-1879), le célèbre caricaturiste, nous donne une gravure sur bois intitulée « Dormeurs à la corde deux sous la nuit » (1852) voir illustration. Si l’existence de cette manière de procéder est attestée à Paris, elle pourrait dans des circonstances semblables de pauvreté avoir existé à Bruxelles, mais aucune preuve certaine ne l’atteste. Un jour peut-être une source totalement fiable viendra apporter un éclairage définitif à la question.

Jean Heyblom licencié en Histoire, AESS

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